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De la cendre des mots
De la cendre prise au poêle de Monsieur le Prophète, mort asphyxié, on fit un beau tapis pour l’immense séjour du château des républiques. On sait que par la suite le séjour demeura vide durant bien des années, car personne n’avait à cœur de venir s’y reposer. Pourtant, il arriva qu’un jour un jeune professeur vint frapper à la porte majuscule du château en ruine. À titre bénévole, il se disait prêt à examiner le tapis de cendres. Sans paraître intrigué le moins du monde, ni même curieux, l’intendant qui gouvernait ici lui accorda cet avantage. Et il laissa le jeune homme travailler, c’est-à-dire marcher à quatre pattes dans le séjour et renifler le sol comme un chien, en éternuant de temps à autre. Plusieurs semaines d’affilée il revint quotidiennement au château et poursuivit l’analyse des cendres. Soudain, il annonça qu’il était en mesure de reconstituer le document initial, celui qui avait brûlé dans le poêle de Monsieur le Prophète et qui gisait là sous forme de poussière noire. Cette nouvelle ne parut pas incroyable à l’intendant. Il prononça juste un : « très bien Monsieur. »
Quelques jours plus tard, la poussière du tapis avait viré au blanc et noir. Il semblait que des mots allaient se former à partir de ces milliers de points noirs qui se regroupaient selon une géographie très savante. Quand l’exalté professeur vint chercher l’intendant endormi dans l’office, celui-ci bâilla et prit un verre d’eau qu’il avala d’un trait. Puis il accompagna le professeur jusqu’au séjour. Au sol, à la place du beau tapis de cendres, il y avait une centaine de feuillets noircis de l’écriture si caractéristique de feu Monsieur le Prophète. Ils étaient disposés dans un ordre calculé et prenaient à peu près autant de place que le tapis d’où ils venaient. Les joues du jeune homme étaient rouges d’enthousiasme : « Ça y est, je crois que j’ai réussi, si vous voulez bien, je vais commencer à lire. » Et il se pencha sur le feuillet qu’il considérait être le premier de cet assemblage. Comme il ouvrait la bouche en clignant ses deux yeux, il pu sentir la lame d’un coupe-papier s’enfoncer dans son dos et la main de l’intendant secouait le manche pour mieux agir, renouvelant le même geste rédhibitoire.
Le corps du professeur fut habilement équarri avant d’être brûlé dans le poêle hérité de Monsieur le Prophète, un petit modèle en fonte près duquel, quoiqu’on dise, l’intendant aimait à s’assoupir et à rêver du passé. Le tas de cendres qui en résulta, il l’étala sur les feuillets manuscrits et, à la place de l’ancien tapis de cendre, il y eut un nouveau tapis de cendres.Jean-Claude
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