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  • Sans échelle


    Mon père disait toujours : « Quand tu te perds, mets ta main sur ta tête et dis : Je ne suis pas perdu puisque je suis là. » Et je me croyais malin quand, armé de cette formule magique, je m’enfonçai un jour dans l’épaisse forêt de Chandron, univers vaste et mystérieux dont la lisière couronnait le haut du village. J’errai soudain en une jungle sans demeure, les yeux baissés sur ce que j’allais fouler, dédaigneux surtout de la topographie. J’étais sans serpe. Pas de bâton non plus pour battre ou repousser les ronces. Il s’agissait bel et bien de nager dans cette nasse de clair-obscur, aveugle, sur l’air de « mon océan c’est toi ». Mais rien ne sortait de ma bouche, pas un son, alors que sourdait en mon ventre un suc aux vertus magiciennes. La peur fantastique succédait à la timidité, m’enivrait. Les arbres étaient si hauts, si agrippés entre eux ! Je franchissais jusqu’à la fatigue, jusqu’à la limite les mailles factices de la végétation, j’oubliais où j’étais né, j’étais de nulle part. Les heures insolentes comblaient ma fièvre, ma tête tournait, des héros bienvenus se réincarnaient en moi. Des choses interdites pouvaient se produire, elles resteraient verrouillées dans la mémoire. Peut-être s’agrandissait l’espace, peut-être que des rencontres incongrues auguraient de passions futures, ou ne soulignaient que d’anciens voisinages en esprit. Et ceux que j’étais un temps vivaient hors de leurs panoplies, parlaient, mouvements et cœur et raison, au cœur d’une geste incertaine. Ils me prêtaient leurs sens, moi je recevais des mondes, muet d’accéder… J’entendais des langages d’oiseaux et je me sentais joué par les dimensions, celle du paraître et celle du possible. La vitesse des rêves confondait l’enfance. J’avais tant à dire en une seule fois qu’aujourd’hui encore je me tais peut-être de ce jour-là.

    Peu à peu, cependant, rien que beau, épuisé, survivant… j’obtenais comme la maîtrise de mes égarements. Il me fallait alors un froid de vraie conscience et que mon regard ose affronter l’horizon vrai, où bientôt se dessinait l’orée… Je marchais tout droit et très vite je débouchais sur une route. Un paysan recueillait ma corpulence avant le soir et la ramenait à la maison à bord de son vieux camion rose ou sur le porte-bagages d’un vélomoteur poussif. J’encaissais une dose minimale de soufflets, l’affaire était réglée… Le lendemain, je jouais au grand homme.

    Il me faut préciser maintenant que cette forêt de Chandron ne recouvrait que cinq hectares et demi, bosquet rescapé d’un pays sylvestre décimé. Aujourd’hui, à part le clin d’œil, le monde me semble à peine plus grand.


    Jean-Claude


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